- ESTONIENNE (LITTÉRATURE)
- ESTONIENNE (LITTÉRATURE)La littérature estonienne est celle d’une nation d’un million de personnes, parlant une langue finno-ougrienne proche du finnois et incluse tour à tour dans les aires d’expansion des mondes scandinave, allemand et russe. La littérature estonienne écrite ne date guère que du XIXe siècle, mais son éclosion fut facilitée par l’existence d’une tradition orale d’une exceptionnelle richesse, ainsi que par la fixation d’une langue de référence, celle de la Bible. Les tentatives de russification à la fin du XIXe siècle ainsi que la réaction qui suivit les événements de 1905 n’empêchèrent pas les écrivains estoniens de se mettre à l’écoute de l’Europe et de trouver en Finlande un modèle à leurs aspirations. Conséquence de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe, l’accession du pays à l’indépendance ouvre un véritable âge d’or des lettres estoniennes, mais la montée des totalitarismes, l’occupation puis l’annexion par l’U.R.S.S., l’occupation allemande et la perte définitive de l’indépendance contraignent finalement à l’exil la très grande majorité des écrivains qui, après l’automne 1944, poursuit son activité à l’étranger. Le renouveau littéraire qui a suivi en Estonie la fin de la période stalinienne et l’accès à l’indépendance en 1991 témoigne pourtant de la vitalité d’un peuple de haute culture, dont il faut regretter que son isolement linguistique et les vicissitudes de son histoire ne lui aient pas encore permis de mieux faire entendre sa voix.Le folklore et l’Écriture sainteSi, en Estonie, la tradition de la poésie populaire, restée vivante jusqu’à nos jours, remonte à l’âge du fer et des Vikings, les premiers ouvrages imprimés en langue estonienne ne datent que du XVIe siècle. Ce sont des catéchismes, des sermons; ce sera surtout la traduction de la Bible. Publiée en 1739, et due à A. T. Hellen, elle sera longtemps la seule lecture du peuple. C’est en partie à cause du précédent ainsi créé que le dialecte du Nord sera, au début du XIXe siècle, choisi comme langue littéraire.Une lamentation en vers sur la destruction de Tartu, quelques récits didactiques, tels sont, au XVIIIe siècle, les premiers balbutiements de la littérature laïque. Mais dans le même temps la richesse du folklore commence à susciter l’enthousiasme des collecteurs. Le plus important, A. W. Hupel (1737-1819), publie les nombreuses livraisons de ses Topographische Nachrichten et envoie à Herder sept poèmes populaires estoniens que ce dernier va inclure dans ses Stimmen der Völker in Liedern .La première vague romantique: des Estophiles au KalevipoegLe début du XIXe siècle est marqué par la naissance du mouvement estophile et la réouverture, en 1802, de l’université de Tartu – fondée en 1632 à l’époque suédoise – qui va devenir le principal foyer de la culture nationale. L’intérêt pour la langue et le folklore ne cesse de croître. Un Estonien, K. J. Peterson (1801-1822), traduit en allemand la Mythologia Fennica du Finlandais Ganander. En 1839, est fondée la Société des gens instruits d’Estonie. La publication du Kalevala , en Finlande, donne à F. R. Fählmann (1798-1850), grand collecteur des légendes populaires, l’idée de doter la nation estonienne d’une épopée analogue en s’inspirant des récits de tradition orale. Ce projet, que Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882) va mener à bien, ce sera le Kalevipoeg (Le Fils de Kalev ), dont une première version, accompagnée d’une traduction allemande, paraît en 1857-1861 et qui, sous sa forme définitive publiée en 1862, comprend 19 047 vers groupés en 20 chants. Les principaux épisodes en sont les suivants: le fils de Kalev se rend en Finlande où il commet un double crime – il séduit la demoiselle de «l’île» et, dans un moment d’ivresse, tue le fils du «forgeron de Finlande»; plus tard, devenu roi, il cultive la terre, construit, se rend deux fois en enfer, triomphe du diable, accomplit en bateau un voyage au bout du monde; en combattant les ennemis qui envahissent son pays, il perd les deux jambes, victime de sa propre épée qui lui avait été volée; hissé sur un cheval, il gardera désormais les portes de l’enfer. Plus encore que Lönnrot dans le Kalevala , Kreutzwald a pris, en composant le Kalevipoeg , de grandes libertés avec la tradition populaire authentique. Son épopée n’en fonde pas moins la littérature estonienne, éclipsant quelque peu ses autres œuvres – un recueil de contes populaires, des poésies et le poème narratif Lembitu (1885).Du «romantisme national» au réalismeLa génération suivante est celle du «romantisme national», dont la personnalité la plus représentative est une femme, Lydia Koidula (1843-1886). Fille de J. V. Jannsen, fondateur tant du premier journal en langue estonienne que des premières et toujours vivantes «fêtes du chant», elle est surtout connue pour les poèmes qu’elle composa à la gloire de son pays, mais le mérite lui revient également d’avoir osé, la première, écrire une pièce de théâtre dans sa langue maternelle.Après 1870, des dissensions affaiblissent le mouvement national, qui se heurte par ailleurs à la politique de russification des autorités tsaristes. Dans la dernière décennie du siècle, un nouveau courant, réaliste cette fois, se fait jour. En font partie le dramaturge A. Kitzberg (1856-1927), peintre de la société paysanne ainsi que les poètes K. E. Sööt (1862-1950) et Anna Haava (1864-1957) dont les dernières œuvres seront publiées à l’époque soviétique. Mais les deux grands noms en sont ceux de Juhan Liiv (1864-1913), et Eduard Vilde (1865-1933).Eduard Vilde fut d’abord journaliste et le demeura pendant vingt ans, écrivant au jour le jour des chroniques, des récits et des romans-feuilletons. En 1890-1892, un séjour à Berlin lui révèle tout à la fois le réalisme allemand et les idéaux socialistes. Il écrit alors deux romans: Külmale maale (Vers une terre froide ) en 1896, qui ouvre la voie au réalisme critique, puis, en 1898, Raudsed käed (Mains de fer ), consacré au monde ouvrier. Intéressé par l’histoire sociale, il s’attache à peindre la vie des paysans et artisans du XIXe siècle dans une trilogie romanesque dont le premier volet, Mahtra sõda (La Guerre de Mahtra , 1902), est souvent considéré comme son chef-d’œuvre. Après les événements révolutionnaires de 1905, E. Vilde est obligé de s’exiler; pendant douze ans, il séjourne en Finlande, en Europe occidentale et aux États-Unis, continuant à composer nouvelles, romans, (Mäeküla piimamees [Le Laitier de Mäeküla ], 1916) et pièces de théâtre. En 1917, il revient dans son pays. Après la proclamation de l’indépendance, il jouera un rôle diplomatique important et il fera figure, à la fin de sa vie, d’écrivain national.Réaliste, Juhan Liiv ne l’est quant à lui que dans les récits datant de la première partie de son activité littéraire (Vari [L’Ombre ], 1894). En 1894, atteint de schizophrénie, il est d’abord interné dans un hôpital psychiatrique puis soigné dans son village natal; beaucoup le croient mort quand un médecin le retrouve par hasard en 1902. De nouveau, on s’intéresse à lui, on le publie. Alors que le prosateur est en lui quasiment frappé d’impuissance, le poète s’épanouit en des vers d’une grande musicalité, presque symbolistes, dans lesquels son destin et celui de sa patrie se confondent. De jeunes écrivains le prennent en charge et le saluent comme un maître.Les «Jeune Estonie» et la génération de 1905Ces jeunes écrivains, ce sont ceux, néo-romantiques, du mouvement Noor Eesti , «Jeune Estonie», qui se manifeste en 1905. Ses chefs de file sont les poètes Gustav Suits (1883-1956) et Villem Grünthal-Ridala (1885-1942), le romancier et nouvelliste Friedebert Tuglas (1886-1971) ainsi que le rénovateur de la langue Johannes Aavik (1880-1973). Leur programme: «Davantage de culture! Davantage de culture européenne! Soyons des Estoniens, mais devenons aussi des Européens!» (Suits.) «Le style est plus important que la vérité, que la vertu, que la morale. Car le style, c’est tout l’art.» (Tuglas.) Pour regarder vers l’Occident, ils se tournent d’abord vers le Nord – vers la Finlande.Suits, qui se réfugie en Finlande en 1905, y étudie pendant cinq ans la langue, la littérature – et notamment la poésie populaire – finnoises. Marié à une Finlandaise, il travaille ensuite comme bibliothécaire, puis comme instituteur. C’est en Finlande que ses premiers recueils, influencés par la poésie de Eino Leino, sont publiés. Avec Elu tuli (Le Feu de la vie , 1905) et Tuulemaa (Pays du vent , 1913), il introduit la modernité dans le lyrisme estonien.Grünthal, qui utilise le pseudonyme de Ridala, reste avant tout un poète de la nature et un musicien du vers particulièrement expert dans l’utilisation des rythmes à l’antique. Mais il est aussi le traducteur de nombreuses œuvres finnoises, à commencer par le Kalevala et il a exercé une influence notable sur le développement de la langue en introduisant dans l’estonien littéraire des mots dialectaux et des finnismes.Tuglas, souvent considéré comme le fondateur de la prose moderne, aura surtout été un grand nouvelliste. Arrêté en 1905, lui aussi séjourne ensuite en Finlande ainsi qu’en Europe occidentale, notamment à Paris. D’abord réaliste (Hunt [Le loup ], 1901), puis impressionniste et symboliste (Jumala saar [L’Île de Dieu ], 1907; Felix Ormusson , roman de 1915), il abordera le fantastique (Kangastus [Le Mirage ], 1917), avant de revenir au réalisme dans les deux volumes de Väike Illimar (Le Petit Illimar , 1937), attachante histoire d’un enfant. Son récit Viimne tervitus , écrit au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, est paru en français en 1974 sous le titre de Ultime Adieu .À la même génération appartiennent par ailleurs l’humoriste Oskar Luts (1887-1953), auteur surtout d’un roman sur la vie des écoliers, Jaan Oks, génie posthume en lequel d’aucuns verront le Lautréamont estonien, Karl Rumor (1886-1971), nouvelliste naturaliste qui se fixera très tôt à l’étranger, Hugo Raudsepp (1883-1952), dont les comédies connaîtront un grand succès dans les années trente.La période de l’indépendanceRevenu en Estonie en 1917, Tuglas avait été la même année l’un des cofondateurs du groupe Siuru – du nom d’un oiseau légendaire du folklore estonien – dont le représentant le plus typique est peut-être le poète Henrik Visnapuu (1890-1951), magicien du verbe qui intègre à sa poésie l’apport de l’expressionnisme allemand et du futurisme russe. En font également partie la grande poétesse Marie Under (1883-1980), dont l’inspiration ne cessera d’aller s’élargissant et dont un choix de poèmes a été traduit en français, Johannes Semper (1892-1970) et August Gailit (1891-1960), célèbre surtout pour son roman formé de sept nouvelles, Toomas Nippernaadi (1928) – également traduit en français –, dont le héros éponyme est une sorte de séducteur marginal et filou.Dès les premières années de l’indépendance, la vie littéraire s’organise. Les écrivains contraints d’émigrer en 1905 sont revenus. Sont fondés, en 1922, l’Union des écrivains, puis, en 1923, le mensuel Looming qui va jouer un rôle considérable. Pour Tuglas, Suits, Visnapuu, Marie Under, Gailit, cette période est celle de la maturité, comme aussi pour Mait Metsanurk (1879-1957), maître du roman historique, et Anton Tammsaare (1878-1940), le plus internationalement connu des écrivains estoniens, dont l’œuvre maîtresse, le roman en cinq volumes Tõde ja õigus (Vérité et Justice , 1926-1933) – vaste fresque partiellement autobiographique de la vie en Estonie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle – sera publié en français dès avant le Seconde Guerre mondiale avec une préface admirative de Jean Giono.Au cours des années trente de nouveaux noms apparaissent: August Mälk (né en 1900) s’attache à décrire la vie des villages de la côte; Karl Ristikivi (1912-1977), consacre à Tallinn une trilogie romanesque; les poètes du groupe Arbujad – H. Talvik (1904-1947), Betti Alver (née en 1906), Bernard Kangro (né en 1910) – recourent, devant l’imminence de la catastrophe, à des formes, qu’ils espèrent plus durables, d’un néo-classicisme rigoureux.L’occupation et l’annexion par l’U.R.S.S., les flux et reflux de la guerre bouleversent profondément la vie littéraire estonienne. À l’automne de 1944, presque tous les grands écrivains – Ristikivi, Marie Under et son mari Artur Adson, Suits, Visnapuu, Gailit, Mälk, Kangro, et bien d’autres – prennent le chemin de l’exil, celui de la Suède surtout, mais aussi de l’Amérique du Nord.Une littérature coupée en deuxEn Suède, la vie littéraire se réorganise autour de la Coopérative des écrivains d’Estonie, qui publie à la fois des talents confirmés mais aussi un grand nombre de nouveaux venus: les prosateurs Valev Uibopuu (né en 1913), Arvo Mägi (né en 1913), Helga Nôu (née en 1937), les poètes Kalju Lepik (né en 1921), Arno Vihalemm (né en 1911), Aleksis Rannit (né en 1914), Ilmar Laaban (né en 1921), Ivar Grünthal (né en 1921), Ivar Ivask (né en 1927) et bien d’autres. Les revues Tulimuld (publiée à Lund à partir de 1950) et Mana (publiée au Canada à partir de 1958), assurent le lien entre les membres de cette diaspora dangereusement dispersée.En Estonie même, les déportations vers l’Est et la terreur stalinienne s’ajoutent à l’exil des élites. H. Talvik est arrêté et disparaît. Sa femme, Betti Alver, ne peut publier à nouveau que vers le milieu des années soixante. D’abord comblé d’honneurs, Tuglas est exclu de l’Union des écrivains, privé de la pension qui lui a été accordée et interdit de publication. Un romancier, August Jakobson, apôtre du réalisme socialiste, est pourtant censé présider, de 1950 à 1958, aux destinées de l’Estonie soviétique...La fin du stalinisme puis l’indépendance retrouvée en 1991 voient l’arrivée d’une nouvelle génération d’écrivains et permettent le renouveau. Les poètes Debora Vaarandi et Minni Nurme, qui avaient une vingtaine d’années en 1940, font enfin entendre leur voix. Rudolf Sirge (1904-1970) et Juhan Smuul (1922-1971) prouvent par leurs romans qu’en Estonie aussi le dégel est arrivé. Jaan Kross, l’un des poètes majeurs des années soixante, va se révéler un maître du roman historique, tandis que sa femme, Ellen Niit, annonce elle aussi le renouvellement du lyrisme et publie des livres pour les enfants – un genre très vivant en Estonie – promis à un grand succès. Les romanciers et dramaturges Enn Vetemaa et Mati Unt, les poètes Paul-Eerik Rummo, Mats Traat et Jaan Kaplinski, les nouvellistes Arvo Valton et Ülo Tuulik se font les porte-parole d’une génération qui, si elle n’a pas connu l’époque de la première indépendance, ne s’en interroge pas moins sur le passé et l’avenir de la nation.La nouvelle indépendance donne un espoir certain de voir libérée l’expression littéraire estonienne, mais les graves difficultés économiques du pays peuvent constituer pendant un temps un obstacle à la pleine diffusion des œuvres.
Encyclopédie Universelle. 2012.